jeudi 21 juin 2012

Je, tu, il


 Voici la nouvelle qui m'a valu de gagner le deuxième concours de "Poesie ohne Rückkehr". Le thème était le poème de Till Lindemann "Ich habe dich im Traum gesehen".
N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez.





« Mr Lindemann ?
- Oui ?
- Je peux prendre une photo avec vous ?
- Non, pas de photo. »
Le jeune homme repart un peu dépité mais je m’en fous. C’est déjà un effort surhumain pour moi de venir faire une dédicace pour mon bouquin, d’être seul face à une bande de fanatiques qui me regarde comme une bête de foire. La plupart du temps je ne les regarde même pas, je prends le Messer qu’ils me tendent et le signe en écoutant leurs jérémiades.

« Merci pour tout ce que vous faites Till. Vous avez un talent extraordinaire.
- Merci mademoiselle.
- Vos poèmes sont magnifiques. Les textes de vos chansons aussi ! »
Je relève la tête, regarde cette fille et vois qu’elle n’est pas prête à s’éloigner de moi. Elle me regarde comme si j’étais le Saint Graal et ne cache pas son désir de se jeter sur moi. Elle doit avoir quoi, 20 ans ? Malgré mon habitude de me faire aguicher par des jeunes filles qui ont la moitié de mon âge, je trouve ça toujours assez perturbant. Quand j’avais 20 ans je n’avais pas de succès avec les nanas, et maintenant 25 ans après, je peux avoir les plus jolies filles du monde juste parce que je suis « célèbre » dans mon milieu. Bon, soyons honnête, c’est loin d’être désagréable… Mais ça a un côté frustrant.
 Je tente de lui faire un sourire pour qu’elle me lâche un peu et qu’elle s’en aille sans en demander plus.
« -Je peux prendre une photo ?
- Non, pas de photo, désolé. »

Mais qu’est-ce qui m’a pris d’accepter de faire cette dédicace ? Les fans sont vraiment désespérants. Je suis sûr que sur tous ceux venus ici aujourd’hui, seulement la moitié d’entre eux liront ce bouquin en entier, et parmi eux seuls le quart comprendront mes poèmes.
Je continue mes signatures nonchalamment en comptant les minutes et en supportant les flashs qui arrivent d’un peu partout. Jusqu’à ce qu’une voix me fasse sortir de ma léthargie.
« Alors, on s’est mis à la poésie ? »

Cette voix… Je la reconnaitrais entre mille. Presque vingt ans que je ne l’ai pas entendue et pourtant je n’ai pas besoin de lever les yeux pour savoir qui est en face de moi. Mon cœur s’emballe à cette idée et lentement mes yeux se redressent pour contempler le visage d’Hélène.

« Salut Till. Ca fait un bail, hein ?
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- Chouette accueil.
- Tu ne peux pas me reprocher d’être surpris.
- J’ai lu ton bouquin. Je te suis un peu tu sais. Tu es devenu populaire, c’est bien. Je suis fière de toi.
- … Comment vas-tu ?
- Je vais bien. J’ai longtemps hésité avant de venir te voir.
- Pourquoi tu es venue ?
- Il le fallait bien un jour où l’autre… Après tout, on est toujours mariés.
- Tu veux qu’on se voie quand j’aurais fini ?
- Avec plaisir oui. Je pense qu’on a des choses à se dire.
- Attends moi au café d’en face. J’ai bientôt terminé.
- Entendu. A tout à l’heure. »

La voir s’éloigner me fait un pincement au cœur. Hélène… C’est incroyable que cette femme réapparaisse dans ma vie aujourd’hui. Je regarde sa silhouette mince bouger au rythme de ses pas. Sa démarche est assurée et ses cheveux bruns tombent en cascade sur son dos. J’ai envie de la suivre sans attendre, cette petite fée mystérieuse. Ma femme.

«  Till ?
- Oui… »

Ce qui m’énerve encore plus avec ces rencontres avec les fans c’est qu’ils se sentent obligés de m’appeler par mon prénom. Comme si on se connaissait depuis toujours, comme si on était potes. Ils pensent me connaitre parce que je suis connu, comment peut-on autant se tromper ?
Encore une grosse demi-heure à griffonner mon nom sur des pages presque blanches. Le temps est long mais c’est pour la bonne cause parait-il. Je ne sais pas… C’est ce que dit mon éditeur.
Mes derniers admirateurs s’en vont, raccompagné par les agents de sécurité de la librairie, et me laissent enfin libres de mes mouvements. Je file prendre une veste, salue mes hôtes, et cours de l’autre côté de la rue.
Je pousse la porte du café et mes yeux la trouvent immédiatement. Sans un mot je m’approche et m’assois en face d’elle. Je la contemple en silence, elle sourit. Elle n’a pas changé. Ses cheveux sont plus longs, leur coupe est plus soignée, mais quelques mèches se débattent encore, symbole d’un passé de débauche qu’elle semble ne pas avoir oublié. Ses lèvres rouge pale, étirées en un sourire délicieux, me replongent dans ma jeunesse oubliée et mon cœur semble prendre de l’allure.
Ses yeux fixent mon visage, mes cicatrices, mes rides, mes cheveux très courts qui grisonnent et je me sens vieux. Pourtant, son regard brille comme lorsqu’elle me trouvait beau.
Encore une minute s’écoule sans qu’aucune parole ne vienne perturber cet instant ; Mais Hélène finit par ouvrir la bouche et prononcer une phrase que je ne comprends pas de suite.
  
«  Je suis contente d’être publiée.
- Publiée ? »

Ses yeux malicieux que quelques petites rides étaient venues entourer se posèrent sur le Messer qu’elle avait mis en face de moi. Ses mains aux ongles rouge cuivré vinrent tourner les pages du recueil pour s’arrêter à la numéro 12.
Ich habe dich im Traum gesehen.
Et alors, tout me revient en mémoire.








Il est étrange de se dire que tout peut basculer en une nuit. Que la personne à laquelle on avait juré fidélité et amour jusqu’à la fin de nos jours peut filer en douce pour ne plus jamais revenir.
Il est étrange de ne plus croire en la personne aimée.
Tellement étrange qu’en trois ans de mariage, cette idée ne m’avait jamais traversé l’esprit. Et pourtant…

Au fond de mon lit, dans mes draps en coton usés, je sortis lentement de mon sommeil et tendis machinalement le bras vers l’être aimé. Mais à la place d’un corps chaud à la peau douce, c’est un espace vide et froid que ma main vint découvrir. J’ouvris les yeux et elle n’était pas là. Je regardai le réveil qui indiquait 8h30. Où était-elle ? Partie préparer le café ? Chercher les croissants ? Courir un peu ?
Je me retournai dans le lit et tentai de retrouver le sommeil : les grasses matinées se faisaient rares en ce moment. Malheureusement, seul, j’avais du mal à retrouver le chemin de Morphée et au bout de quelques minutes à ruminer dans mon coin je perdis patience et me levai mollement, énervé de savoir que ce n’était pas non plus ce matin que je pourrais rattraper mon sommeil en retard.
Je trainai les pieds jusqu’à la cuisine où je me fis couler un long café noir, et allumai la radio pour entendre les nouvelles du jour. Cela faisait à peine quelques mois que le mur de Berlin était tombé et il me fallait un certain temps d’adaptation pour me rendre compte de ce qu’il s’était passé dans le monde durant ces dernières décennies. 
Je m’affalai sur le canapé du salon et posai ma tasse sur la table basse avant de remarquer que sur celle-ci se trouvait une petite boite interdite que je connaissais bien. La curiosité me piqua et je m’interrogeai : Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Pourquoi ? Et où était Hélène ? Je me relevai de mon canapé et la cherchai dans toutes les pièces, en vain. Dehors, sa voiture n’était plus dans la rue, et je commençais à m’inquiéter. De retour dans le salon mes yeux se reposèrent sur la boite rouge.
Ce petit coffre renfermait tout ce qu’Hélène n’avait jamais voulu me dévoiler depuis notre rencontre. Dedans se cachaient des poèmes qu’elle avait écrit au fur et à mesure de sa vie, avant et après notre rencontre. Elle disait y avoir dévoilé son âme et découvert sa folie. Mais jamais elle ne m’avait laissé les lires. Il faut dire que je n’avais pas une âme de poète et que je m’étais toujours moqué de ce genre d’écriture, préférant de loin les récits francs sans métaphores et rimes idiotes. Mais elle savait que j’aurais aimé lire ses poèmes et c’est probablement pour cette raison qu’elle les avait laissés à découvert aujourd’hui.

Je m’approchai, hésitai un peu. Je m’installai à nouveau sur le canapé et terminai mon café d’un air nonchalant, écoutant d’abord la fin des informations avant de me repencher sur cette petite boite rouge. Je l’ouvris sans peine et attrapai le premier poème. L’écriture était soignée et l’encre était un peu abimée, il devait dater de quelques années.

« L’ombre d’une fleur tu es
 La fleur, elle, est bien cachée
Mais l’ombre est bien plus visible
Et je demeure invisible. »

Seulement quatre vers mais ils me troublèrent un peu. Je continuai dans mes lectures et découvris de nombreux poèmes à base de « Tu » et de « je ». Quelques « nous » de temps en temps, mais je ne parvins pas à comprendre de qui il s’agissait, à qui elle s’adressait. Au bout d’une vingtaine de poèmes, un, simplement nommé « Toi et moi » vint éclaircir mes pensées.

« Tu es l’extérieur aguicheur
Qui jamais des autres n’a peur
Autour de toi on te nomme belle, rebelle,
Au fond se cache une vérité cruelle

Je suis l’être peureux,
Le vrai qui tremble un peu
A l’idée de me montrer sous un jour nouveau
Quand le courage viendra de te faire ce cadeau,

Alors, toi et moi vivrons en harmonie
Une unique personne pour la vie. »

Ce texte me frappa de plein fouet, mais je dus le relire plusieurs fois avant d’admettre son sens : Ma femme, schizophrène ? Non… Non. C’était juste des poèmes…
Je rangeai celui-ci dans un coin et pris le prochain entre mes doigts. Il s’intitulait « deux en un ». Je ne pris même pas la peine de le lire et attrapait le suivant, puis le suivant, puis un autre et encore un.
Tous relataient la double personnalité de mon épouse. « Tu » était la personne qu’elle semblait être au regard du monde extérieur, et le « je » était la personne nichée au fond d’elle et qui n’aspirait qu’à sortir. Puis vint le «Il »… Moi.

« Depuis son arrivée dans notre vie,
Nous avons une troisième compagnie
Homme solide aux épaules larges
Plutôt drôle, au fond un peu barge

Il t’aime sans t’en demander plus
Son affection est un virus           
Il monopolise ton esprit,
Comme moi jadis au fond de ton lit

Je dois avouer, non sans mal
Qu’il te plait cet animal
Dans ses bras tu te complais
Et ainsi je disparais. »

Je passai aux textes suivants et constatai avec une pointe de gêne que le « je » avait disparu de ses poèmes dès lors que j’étais entré dans sa vie. Je l’avais changée.
Je ne savais pas comment je devais le prendre, je pensais que l’avoir guéri de sa schizophrénie était une bonne chose, mais au fond de moi je sentais une pointe de crainte prendre le dessus. Avais-je vraiment été un vaccin ?
Je continuai ma lecture, persuadé de trouver la réponse noire sur blanc dans les feuilles suivantes, mais rien. Uniquement des poèmes à base de « il » et de «tu ».
Je fus forcé de constater un peu malgré moi que la deuxième personne était toujours présente et n’était pas devenue « je » comme on aurait pu s’y attendre si la personnalité d’Hélène était redevenue stable et unique.

J’enchainais les poèmes et bientôt j’eu le dernier en main. Il était daté de plus d’un an auparavant et je ressentis une certaine frustration qu’il n’ait pas été plus récent. De plus il était assez banal, dans la lignée des autres. Il racontait notre vie de jeunes mariés et une certaine nostalgie émanait de ces vers.
Je rangeais la centaine de papiers dans la petite boite rouge en prenant soin de les laisser dans l’ordre, et me levai pour attendre ma femme qui commençait à me manquer douloureusement.
L’heure tournait et la patience me manquait, je faisais les cents pas, sortais, rentrais, me baladais d’un coin à l’autre de la maison. Je décidai de prendre une douche pour me calmer un peu, puis traversai ma chambre, une serviette autour de la taille, pour ouvrir mon dressing et choisir une tenue qu’Hélène affectionnait particulièrement. Sauf que mon cœur s’arrêta avant que je ne la trouve.
Dans le placard, la moitié des affaires manquait. Les vêtements de ma femme, ainsi que la grande valise que sa mère lui avait offerte pour notre voyage de noces.
Hélène était partie.
Sans bruit, dans la nuit, ma femme m’avait quitté.

Je me laissai tomber sur le lit et c’est à cet instant que je remarquai un petit papier, semblable à ceux de la boite rouge, posé sur la table de nuit.
Je le pris et lu le dernier poème qu’elle m’ait laissé – le dernier qu’elle ait écrit et, dans un style complètement différent, de loin le meilleur. Le « je » était de retour.

« Je t’ai aperçu en rêve
par une nuit claire sur mon lit dur
je me débattais avec ce mauvais rêve
mes lourdes semelles étaient de plomb
l’être m’incitant la peur me frôle rapidement
et mûri en envie, il devient fou
interpelant toutes les bonnes femmes par ton nom
et je ne me réveille plus
pourquoi la Terre s’affaisse t-elle ?
mes doigts se crispent dans la boue
quand il m’envoie vigoureusement
son pied dans la figure
L’épuisement me scie les doigts
il m’enfonce violemment les côtes
m’arrache un tressaillement des lèvres
ligoté à un reste de vie
il me jette des miettes de pitié en pâture
il me domine victorieusement
rit et me parle de toi
lorsque toute jeune encore
tu étais à l’autel
et t’unissais à lui devant mes yeux
dire que je pensais que tu m’attendrais
je sors de ce sommeil si perturbé
regrettant de ne pas être mort pendant ce rêve »










« Je suis désolée d’être partie sans rien dire.
- Si j’avais été un bon mari, tu ne serais pas partie. Tu n’aurais pas eu… peur de moi.
- Tu crois qu’il s’agit de ça ?
- C’est assez explicite non ? « l’être m’incitant la peur me frôle rapidement, et mûri en envie, il devient fou, interpelant toutes les bonnes femmes par ton nom… » « il me domine victorieusement, rit et me parle de toi, lorsque toute jeune encore tu étais à l’autel et t’unissais à lui devant mes yeux »…  Je te faisais peur.
- Tu terrifiais une partie de moi seulement. J’étais malade, tu dois le savoir maintenant. Tu as été un remède durant plusieurs années, j’étais bien avec toi. Et puis la maladie a fini par l’emporter. C’est pour ça que je suis partie. Je suis désolée.
- Ne t’en fais pas pour ça… »

Cela faisait des années que j’en rêvais. Des années que je souhaitais revoir Hélène pour lui balancer tout ce que j’avais sur le cœur et lui faire autant de mal qu’elle avait pu m’en faire. Des années que la douleur de cet amour n’attendait qu’à être violemment expulsée au visage de celle qui en était responsable. Mais maintenant qu’elle était là, en face de moi, les yeux levés vers les miens et un demi-sourire sur ses lèvres, je ne souhaitais plus qu’une chose : la prendre dans mes bras.